This text was written in March 2020 and initially published in Gros Gris magazine in January 2021 ( https://grosgris.fr/ )
Glandue. Ce mot, je l’ai très souvent entendu pendant mon enfance. Désignant une personne sotte, niaise, sans esprit, ce terme était pour mon père une abréviation du mot « glandeuse » et, à ses yeux, s’appliquait parfaitement à moi. Mon père, médecin de campagne, grand insomniaque devant l’éternel et jardinier opiniâtre pendant ses jours de « repos », aime encore aujourd’hui répéter cette phrase : « Il me faudrait plusieurs vies pour avoir le temps de faire tout ce que j’aimerais faire ». Cette devise m’a longtemps inspiré un mélange d’admiration et de perplexité, mais surtout beaucoup de culpabilité.
Pourquoi, moi, je n’avais jamais l’impression de manquer de temps ? Pourquoi l’impérieux besoin d’agir ne titillait pas mon cerveau dès que j’avais une minute de libre ? Mon père, réveillé entre 4 et 6 heures du matin chaque jour de l’année, était déjà dehors en peignoir en train de nourrir les lapins quand le reste de la famille commençait à se lever. Dormir après 8h, même les jours sans école, était considéré comme un acte revendiqué de fainéantise effrontée. Plus que tout autre moment de la semaine, je craignais les week-ends de bricolage dans le jardin.
Pour mon père, c’était simple : son temps-libre, et par extension le notre, devait être consacré à des activités utiles, productives, et de préférence manuelles. Réparer le poulailler, engranger du foin, bêcher le jardin ; ces activités qui font aujourd’hui rêver les trentenaires en mal de vie rurale étaient les seules nobles occupations auxquelles il était bien vu de consacrer nos week-ends. J’ai rapidement compris qu’il n’existe pas de définition universelle du temps libre : chacun en a sa propre conception, en accord avec sa grille de valeurs – et pour un enfant, le choix des passetemps est malheureusement soumis au cruel joug parental.
La lecture, mon loisir favori de mes 7 ans à ce jour ne faisait évidemment pas figure d’activité prioritaire : position statique, pas de sueur, et aucun retour sur investissement. J’étais pourtant loin d’être une glandue quand il s’agissait de dévorer des livres : le soir jusqu’à minuit, une lampe de poche sous la couette et des poches sous les yeux le lendemain, un livre dissimulé sur les genoux pendant les repas, mon endurance était sans faille.
Parallèlement, j’élaborais des manoeuvres plus ou moins habiles afin d’échapper à diverses sollicitations à propos de volets à peindre ou de pelouse à tondre. Mon père, qui apprécie aussi la lecture à ses rares heures perdues, cite souvent pour illustrer sa philosophie de vie la conclusion du Candide de Voltaire : « Il faut cultiver notre jardin ». Une phrase que, venant de lui, je n’ai pendant longtemps interprétée que comme une injonction à l’action, d’autant qu’elle se poursuit ainsi dans le texte : « quand l’homme fut mis dans le jardin d’Éden, il y fut mis […] pour qu’il travaillât, ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos. 1 »
A l’époque romaine, le concept de temps libre, véritable art de vivre, était exprimé par le terme otium. Parfois traduit par les mots « retraite », « paix », « tranquillité » 2, l’otium est un temps de détachement de la vie publique dédié au repos et aux activités bénéfiques à l’esprit ; par exemple, la lecture, la philosophie, la pratique des arts ou la promenade contemplative. L’homme, dit Sénèque, comme toute terre fertile, a besoin de périodes de jachère pour se ressourcer.
D’ailleurs, comment pourrait-on songer à ne rien faire face aux infinies possibilités qui s’offrent à nous ? Si la lecture reste un passe-temps tolérable, elle fait tout de même pâle figure face au sport, aux voyages, aux sorties festives et culturelles et aux activités dites de « développement personnel » qui, en contradiction avec leur nature même, sont soumises à une forte injonction.
Nos outils numériques et leur cortège d’applications se chargent quant à eux d’absorber ce qu’il reste de notre temps, rentabilisant chaque seconde disponible avec un jeu, une vidéo, un podcast ou une promenade machinale sur les réseaux sociaux. La contemplation passive du temps qui passe ne semble pas être une option. Ravis de pouvoir partager nos plus solitaires occupations et nous tenir informés de la marche du monde en permanence, sommes-nous encore capable de nous retirer momentanément de la vie active ?
En latin, l’otium est – au sens linguistique comme au sens propre – la négation du negotium, le monde du travail, des affaires publiques et productives ; aujourd’hui les valeurs du negotium s’invitent dans le temps libre et font de nos loisirs des représentations, des objectifs à atteindre et des informations à engloutir.
Comme pour confirmer ce glissement, le mot otium est devenu en français « oisiveté » : à travers le prisme de nos valeurs, le loisir studieux des Romains semble réduit à une démonstration de paresse complaisante, un bien vilain défaut.
Comme victime d’une prophétie auto-réalisatrice, j’ai traversé plusieurs périodes de chômage. Après avoir été glandue pendant des années, j’étais désormais oisive au sens premier du terme : dépourvue d’occupation. Avant même que j’aie le temps de déterminer à quel degré cette situation me pesait, mon entourage m’assaillait de questions sur ma façon de parer à l’ennui, et suggérait toute sorte d’activités : s’impliquer dans une association, prendre des cours de yoga, aller à la piscine, méditer, dessiner, regarder l’intégrale de telle série, voyager. Chacun accompagnait généralement ses recommandations de la même phrase, énoncée sur un ton rêveur « si j’avais autant de temps que toi, je ferais tellement de choses ».
Ces conseils pavés de bonnes intentions ne faisaient malheureusement qu’augmenter mon malaise : non seulement je ne travaillais pas mais en plus je ne « profitais » pas de mon temps libre. Tirer profit du temps, même quand le temps n’est pas de l’argent. Avais-je vraiment envie de transformer ce temps disponible en une liste de tâches ?
Dépourvu d’échéances et d’activités planifiées, on s’aperçoit vite que le temps s’étire et s’amenuise à sa guise, jusqu’à s’extraire en douce de nos carcans. Peut-on encore parler de temps libre lorsqu’il n’y a plus de temps contraint ? Pourquoi ne pas s’offrir luxe de ne rien faire quand le temps n’a plus de prise ?
Aujourd’hui, confinée dans mon appartement, je tourne en rond avec une satisfaction inavouable. Le Président de la République lui-même a solennellement recommandé de s’adonner à la lecture. En ce moment, le monde n’appartient plus à personne, pas même à ceux qui se lèvent tôt. Les insomnies, si angoissantes en temps normal, sont devenues d’agréables moments de solitude. Je découvre qu’elles permettent entre autres d’écouter le chant des oiseaux au petit matin. Les jours de la semaine ont perdu leur nom et s’écoulent avec la douce passivité d’une toile de Hopper.
Le temps est, pour ceux qui comme moi ne peuvent plus travailler, devenu temps libre. Non pas libre de se déplacer, certes, mais libre du travail qui recommence chaque lundi, libre de la culpabilité d’être le seul à ne rien faire, libre de ne pas organiser sa journée. S’il provoque l’angoisse de certains, je constate qu’il est vécu avec soulagement par ceux qui, déjà avant la catastrophe, aimaient rester au chaud et vivre lentement. Se gardant bien de l’affirmer haut et fort, ils sont nombreux à espérer secrètement que cet intermède hors du monde dure encore un peu.
Ce temps libre, bien que contraint, laisse entrevoir la possibilité d’un bref retour de l’otium romain : une retraite du monde, faisant la part belle aux activités introspectives. L’occasion peut être de cultiver son potager mais aussi d’autres jardins, dans tous les sens figurés que l’on voudra leur donner. Oserait-on même se laisser aller à la jachère et octroyer un repos bien mérité aux corps et aux esprits ? Même si certains s’obstinent à vouloir rentabiliser cette abondance de temps disponible, on peuespérer que l’oisiveté retrouve, pour un instant, ses lettres de noblesse.
Faire ses lacets, boutonner sa chemise, écrire, tout prend désormais du temps, beaucoup de temps, et des efforts considérables. Les gestes les plus simples sont devenus des activités à part entière. Pour la première fois, je vois mon père obligé de ralentir. Je le vois lire, s’asseoir plus de dix minutes par jour, parfois les yeux dans le vague et le souffle court, se reposer dans une chaiselongue.
Il paraît qu’il prend même le temps de caresser ses lapins. Pour la première fois, je l’accompagne de bon coeur au jardin, et je bêche, je ramasse des pommes de terre, je plante des poiriers. Et pour la première fois, nos deux notions du temps semblent avoir trouvé un terrain d’entente.
La pomme ne tombant jamais loin de l’arbre, j’ai aujourd’hui mon propre potager. Et il me semble que je commence, enfin, à comprendre la philosophie de mon père. Cultiver son jardin, ce n’est pas uniquement remuer la terre à la sueur de son front ; c’est aussi patienter, et prendre le temps de regarder autour de soi pendant que ce que l’on a semé, tout doucement, pousse.
1 Voltaire, Candide ou l’Optimisme, p.127, ch.30, édition abrégée des Nouveaux Classiques Larousse, 1968.
2 https://www.grand-dictionnaire-latin.com/dictionnaire-latin-francais.php?parola=otium
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